Anticonstitutionnellement

Publié le 20 Mai 2008

Révision constitutionnelle: «Le Président cherche à augmenter ses pouvoirs en restant incontrôlable»

«Les risques d’abus de pouvoirs et de crise institutionnelle sont considérablement accrus par le projet de révision constitutionnelle, explique Marie-Anne Cohendet, professeur de droit constitutionnel à l'université Paris I. Un homme peut décider seul, de faire pratiquement n’importe quoi, pendant cinq ans, dans des domaines cruciaux pour la survie de la nation, sans que personne ne puisse s’y opposer». Alors que l'examen du projet débute, mardi, devant l'assembleé nationale Marie-Anne Cohendet, en décrypte les dangers concernant la défense nationale.

La deuxième partie de son analyse sera mise en ligne, lundi.

Marie-Anne Cohendet. « Force est de constater que dans l’actuel processus de révision constitutionnelle, les dés ont été pipés, dès le début, par les exigences du Président de la République. En effet, le comité Balladur, en dépit des nombreuses réflexions qu'il a conduites, s’est tout de suite incliné devant la volonté de M. Sarkozy de confier la direction de la politique nationale dans tous les domaines non plus au Premier ministre, mais au Président de la République (par une modification des articles 5, 20 et 21). Heureusement, M. Sarkozy comme M. Fillon ont eu la sagesse de reculer sur ce point. Mais on voit revenir aujourd'hui des dispositions qui modifient l’article 21, et étendent les pouvoirs présidentiels de manière très dangereuse. Dès lors, l’ensemble du projet reste déséquilibré en faveur du Président.

Il faut bien rappeler que le Président, dans la Constitution telle qu’elle a été conçue par le Général de Gaulle, est un surveillant et non un directeur en chef. Tant que ce dernier ne pourra pas être renversé en cours de mandat, il est inadmissible qu’il dirige seul quoi que ce soit. Sa vraie fonction est de vérifier que les pouvoirs publics fonctionnent normalement, conformément à la volonté du peuple et à la Constitution. Il ne doit pas diriger le gouvernement mais veiller à ce qu’il applique bien la politique voulue par le Parlement et par le peuple. C’est seulement lorsqu’il se produit un dérèglement qu’il peut intervenir, par ses pouvoirs propres (dispensés de contreseing). Ainsi, avec la dissolution et le référendum, il peut faire appel aux citoyens. Les gouvernants sont ainsi obligés de respecter la volonté du peuple souverain. La philosophie de Nicolas Sarkozy est tout autre. Il cherche à augmenter ses pouvoirs, en restant toujours irresponsable, c'est-à-dire incontrôlable. Il affirme pourtant sans arrêt qu’il est responsable mais il n’a pas compris ce que cela signifie : être politiquement responsable, c’est pouvoir être révoqué à tout instant quand on ne fait pas ce que le peuple veut.

Presque toutes les modifications qui concernent la défense sont inadmissibles. C’est le retour du vieux mythe du domaine réservé : le Président pourrait diriger seul, ou au moins avoir une prééminence, en matière de défense et de diplomatie. C’est une pure fable du point de vue juridique. Il s’agit seulement d’une pratique, créée par le Général de Gaulle parce qu'elle lui convenait bien.

L’article 8 du projet vise à modifier l’article 21 de la Constitution : on supprimerait la phrase « le Premier ministre est responsable de la défense nationale », que l'on remplacerait par quelques mots plus loin : le Premier ministre « met en oeuvre les décisions prises au titre de l’article 15 en matière de défense nationale ». Ce dernier article dispose que le Président de la République « est le chef des armées ». Un non-juriste - et la majorité des Français - en déduira qu’il n’y a là rien d’anormal, le Président dirigeant déjà la défense. Ce n’est pourtant absolument pas le cas en droit.

Tout d’abord, l’article 15, qui existait déjà presque mot pour mot sous la IVème République, a été créé pour assurer la soumission du pouvoir militaire au pouvoir politique, et non pour affirmer que la prééminence du Président en la matière. Ensuite, concernant la défense, tous les pouvoirs du Président sont aujourd’hui soumis à contreseing. Il ne peut donc faire le moindre acte sans la signature du Premier ministre, qui endosse la responsabilité. Si la décision pose problème politiquement, le Parlement peut renverser le gouvernement et la politique de défense changera totalement.

En pratique, de Gaulle a choisi de diriger lui-même le domaine de la défense, ses successeurs ont fait de même. Ils ont pourtant régulièrement affirmé que ce domaine réservé n’existait pas, jusqu’à M. Sarkozy, qui a dit, pendant la campagne qu’il n’y aurait pas de distinction entre les différents domaines. Cette pratique a été tolérée parce qu’un verrou de sécurité demeure : si jamais le Président impose un peu trop sa volonté, les parlementaires peuvent l’arrêter en renversant le gouvernement. Le Président ne pouvant rien faire sans le Premier ministre, il est coincé. Le chef du Gouvernement peut, au besoin, lui rappeler que c’est lui qui est « responsable de la défense nationale » (art. 21). En période de cohabitation, ce domaine prétendu réservé devient en fait partagé. Il y a une discussion entre le Président et le Premier Ministre, avec une sorte de co-décision.

Cette réforme en matière de défense est tout d’abord profondément incohérente en droit. Ce pouvoir reste en effet soumis à contreseing, il n’y a heureusement pas de révision sur ce point. Juridiquement, ce ne sera donc pas le Président qui dirigera seul la politique de défense, contrairement à ce que laisse entendre le futur article 21. Cela s’oppose d’ailleurs à de nombreux articles, disposant que le Président est un arbitre et un garant (art.5) et qu’il ne peut donc agir en principe qu’avec le contreseing du Premier Ministre (art. 19). En effet, c’est le Gouvernement (art. 20) et non pas le Président, qui « détermine et conduit la politique de la nation », et qui « dispose de la force armée », ce qui est parfaitement normal puisque lui seul est contrôlable en cours de mandat. Cette incohérence s'étend à tous les actes d’application. Le Code Militaire attribue ainsi tous les pouvoirs au Premier Ministre. Seule exception notable, le décret relatif au pouvoir nucléaire datant de 1964, dont la constitutionnalité est pour le moins très douteuse, et qui ne saurait justifier la prééminence du Président. Cette modification de l’article 21 rendrait donc la Constitution gravement incohérente. Mais, plus encore, elle poserait de vrais problèmes sur le plan démocratique.

Plus concrètement, le projet de révision constitutionnelle est très inquiétant, car en matière de défense, les parlementaires se retrouveront dépourvus de tout contrôle. Par exemple, si le Président prend une décision que les parlementaires jugent inacceptable, ils auront beau renverser les gouvernements, le Président pourra leur répondre que le Premier ministre est seulement un exécutant dans ce domaine du fait des nouveaux termes de l’article 21. Le Premier Ministre pourrait refuser de signer les actes présidentiels, mais il risque de se sentir obligé de se soumettre, en raison de ce nouvel article. Ni le peuple ni les parlementaires ne pourront arrêter le Président, sauf à provoquer une crise grave. Les risques d’abus de pouvoirs et de crise institutionnelle (pas seulement en période de cohabitation) sont donc considérablement accrus. C’est très grave au niveau des principes démocratiques, un homme peut décider seul, de faire pratiquement n’importe quoi, pendant cinq ans, dans des domaines absolument cruciaux pour la survie de la nation, sans que personne ne puisse s’y opposer.

D’autant que la responsabilité présidentielle a été réduite par la récente révision de la Constitution. Il ne peut être destitué « qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » (art. 68 C.). La nouvelle rédaction de l’article 21 sera tellement incohérente qu’il sera difficile de convaincre les parlementaires (ou le peuple) que le Président abuse manifestement de ses pouvoirs en imposant sa politique de défense au Premier ministre et donc au Parlement.Il n’y a pas une démocratie digne de ce nom dans laquelle un chef de l’Etat possède de tels pouvoirs, en matière de défense, sans aucun contrôle et/ou sans limitation par un Parlement vraiment indépendant (Etats-Unis). C’est extrêmement dangereux.

Trois grands arguments sont régulièrement avancés pour justifier cette augmentation des pouvoirs présidentiels. Le premier est que l’on se contenterait de rendre la Constitution conforme à une pratique constante. Nous venons de voir que c’est faux. D’abord parce que cette pratique n’est pas constante mais variable, en fonction des cohabitations notamment. Ensuite et surtout puisque cette révision supprimerait le garde-fou fondamental qui existe aujourd’hui, à savoir le fait que le pouvoir de décision appartient en droit à un organe qui peut être contrôlé et révoqué à tout instant : le Premier ministre. Le deuxième argument est celui de l’élection du Président directement par le peuple. Il serait donc normal qu’il dirige la défense. Dans tous les autres pays de l’U.E., même lorsque le Président est élu directement par le peuple, il n’a jamais le pouvoir de diriger seul la politique, y compris en matière de défense. Certains ont évoqué le Président finlandais : c’est faux, depuis la réforme de 2000, tous ses actes importants sont soumis à contreseing, y compris en matière de défense. Cet argument ne tient donc pas. Un troisième argument, double, est invoqué : le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral. Ces éléments démontreraient la prééminence du Président et justifieraient donc l’augmentation de ses pouvoirs en matière de défense. L’argument du quinquennat ne tient pas. Si on avait voulu réviser la Constitution pour que le Président dirige tout, il aurait fallu soumettre cette proposition au peuple. Ce n’était absolument pas la question posée lors du référendum. Par exemple, j’ai personnellement voté pour le quinquennat, afin d’avoir la possibilité de sanctionner le Président tout les 5 ans, plutôt que tout les 7 ans. Je n’ai jamais eu l’intention que le Président ait plus de pouvoirs. Quant à l’inversion du calendrier, elle pose réellement problème puisqu’elle augmente la soumission des parlementaires envers le Président. Mais c’est une escroquerie intellectuelle de prétendre que cette inversion imposerait, en droit, la prééminence du Président. Il s’agit d’une soumission politique de fait et non pas d’une soumission en droit.

La suite à lire ici

Rédigé par C.W.

Publié dans #Débat et des chaussettes

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M
5 mai 2008 - Lettre publique adressée à Nicolas Sarkozy concernant la révision de la Constitution<br /> Lettre signée par de nombreuses organisations dont la LDH<br /> Monsieur le Président de la <br /> République,<br />  <br /> Dans une perspective de <br /> démocratisation et de modernisation des institutions de la République, vous avez <br /> mis en chantier une révision de la Constitution. Or ce projet, au vu des <br /> informations publiées jusqu’à maintenant, n’a pas abordé la question de <br /> l’universalisation du suffrage par l’attribution du droit de vote aux résidents <br /> étrangers non-communautaires aux élections locales.<br />  <br /> Pourtant, le droit de vote des <br /> résidents étrangers est l’une des rares revendications constitutionnelles <br /> avancée, de longue date, par la société civile, notamment par nos organisations <br /> associatives et syndicales mais aussi, plus largement, par toutes les <br /> associations issues de l’immigration ainsi que par les associations de <br /> solidarité et de défense des droits de l’Homme.<br />  <br /> En une semaine, en décembre 2006, <br /> 81.769 personnes ont participé à la dernière opération « votation <br /> citoyenne » pour dire, à plus de 91%, qu’elles soutenaient cette <br /> proposition. De multiples sondages, depuis dix ans, témoignent d’un retournement <br /> de l’opinion publique en faveur de cette réforme. Et des voix se sont élevées <br /> dans le même sens sur tous les bancs de l’arc démocratique. Vous-même avez un <br /> moment évoqué cette perspective pour certains résidents de longue date, sans y <br /> avoir cependant donné suite jusqu’à maintenant.<br />  <br /> Depuis le traité de Maastricht, <br /> les citoyens non français de l'Union européenne résidant en France ont obtenu le <br /> droit de vote. Mais dans bien des communes, il en résulte une discrimination <br /> ressentie à juste titre comme insupportable par de très nombreux ressortissants <br /> de pays tiers à l’Union européenne souvent installés de longue date dans notre <br /> pays. Leur donner le droit de vote serait un facteur d’accompagnement de leur <br /> intégration et un signe fort en direction de leurs enfants, qui sont maintenant <br /> très majoritairement français.<br />  <br /> Le moment est venu pour la France <br /> de rejoindre les seize Etats membres de l’Union européenne qui ont déjà emprunté <br /> ce chemin en intégrant l’égalisation de l’accès au droit de vote pour les <br /> résidents étrangers dans notre pays, quelles que soient leurs origines, au <br /> projet de révision constitutionnelle qui va être discuté dans les semaines qui <br /> viennent.<br />  <br /> Nous nous adressons à vous <br /> solennellement, afin que la réforme des institutions contribue ainsi à la <br /> démocratisation de notre vie politique en permettant une nouvelle avancée du <br /> suffrage universel.<br />  <br /> Veuillez agréer, Monsieur le <br /> Président de la République, l’expression de notre haute <br /> considération.<br />  <br /> <br />                                                                                   Jean Pierre Dubois<br />      <br />                                           <br />                         <br />                              <br />   Président de la LDH
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